Une fidélité quotidienne
François de Sales, grand mystique, est aussi un grand réaliste. A quoi bon, écrit-il, bâtir des châteaux en Espagne, quand il nous faut habiter en France ? A quoi bon rêver de mourir martyr au loin demain, si on ne vit pas pleinement sa foi ici aujourd’hui ? L’important c’est de vivre chaque instant, même très ordinaire et banal en apparence, avec un grand amour. C’est l’amour qui donne valeur aux actes, et non la quantité ou la difficulté des actions.
Parmi les petites choses à vivre quotidiennement, il parle des menus services à rendre, des maux de tête et de dents, d’un rhume, de l’humeur bizarre du mari ou de la femme, de la perte d’objets tels qu’une bague ou de gants, du respect humain que l’on éprouve quand il s’agit de poser publiquement un geste religieux, du changement d’horaire qu’on s’impose pour le lever et le coucher afin de pouvoir aller à la messe ou à une réunion… « Ces occasions se présentent à tout moment », alors il faut en profiter. « Prises et embrassées avec amour, elles contentent extrêmement la Bonté divine, laquelle pour un seul « verre d’eau » a promis la mer de toute félicité à ses fidèles » (Mt 10,42).
Faire le lien entre ces petites choses et l’acte d’amour suprême du Christ sur la croix, c’est leur donner toute leur valeur. Il n’y a pas de choses insignifiantes pour ceux qui aiment. D’où l’invitation à « pratiquer ces petites et humbles vertus lesquelles comme fleurs croissent au pied de la Croix : le service des pauvres, la visite des malades, le soin de la famille ».
Chacun sait aussi que « les grandes occasions de servir Dieu se présentent rarement, mais les petites sont ordinaires » : il ne faut pas les manquer ! Selon l’exhortation de saint Paul, « faites toutes choses au nom de Dieu et toutes choses seront bien faites ». On peut plaire à Dieu en mangeant, en buvant, en dormant, en se détendant, en travaillant, si l’on fait « toutes ces choses parce que Dieu veut qu’on les fasse ».
A l’appui de cette affirmation, François cite l’exemple de sainte Catherine-de-Sienne, cuisinière et mystique. Depuis, elle a été reconnue « Docteur de l’Eglise » par Paul VI (en 1970).
Un humble amour
Vivre ainsi le moment présent, là où nous sommes, est une bonne manière de ne pas nous faire illusion. Dieu nous attend à chaque instant de ce jour d’aujourd’hui.
Il peut nous arriver de croire que nous aimons parce que nous avons de bonnes pensées dans la prière, ou de bons sentiments dans le cœur, ou parce que nous sommes émus par un récit ou une émission de radio ou de télévision qui nous fait découvrir des personnes et des peuples lointains. Mais la première et nécessaire façon de dire que nous aimons Dieu et les autres, c’est d’aimer Dieu ici et maintenant, et d’aimer sans distinction ni barrière les personnes que nous côtoyons chaque jour.
Là, nous constatons que ce n’est pas si facile. Nous trébuchons souvent. Au sortir de la messe ou de la prière, nous nous heurtons peut-être à des membres de la famille, à des voisins, à des camarades de vie ou de travail. Les grands élans ont parfois de plates retombées.
Ces chutes sont bénéfiques, car elles nous gardent dans l’humilité, en nous évitant de croire que nous avons atteint le sommet. Il est bon de trébucher, pour ne pas oublier que nous sommes toujours « en chemin », et non pas déjà arrivés au but. Cette constatation ne doit pas nous décourager ; elle nous stimule plutôt à toujours avancer, dans l’humble confiance de ceux qui se savent aimés tels qu’ils sont par Celui qui les a faits et qui veut faire d’eux des fils, partenaires de sa gloire.
En attendant cette entrée dans la vie définitive, nous cheminons dans la foi en Dieu miséricorde. « Nous sommes de pauvres gens qui ne pouvons guère bien faire ; mais Dieu, qui est infiniment bon, se contente de nos petites besognes » (EA XII, 203). Il nous accompagne sur le chemin, nous relève de nos chutes et nous soutient de la force de son Esprit et des sacrements. Lui qui « est plus grand que notre cœur » remplit déjà notre cœur de la joie de son fils ressuscité.
Ainsi, nous gardons notre « cœur au large ». François éduque notre cœur pour qu’il soit grand dans les petites choses, humble et disponible pour tout ce que Dieu voudra, y compris les grandes choses.
Aujourd’hui
À quatre cents ans de distance, la voix de François de Sales peut-elle encore toucher nos oreilles ? Oui, sans doute. Car elle part de son cœur et « on a beau dire, mais le cœur parle au cœur ».
Les hommes d’aujourd’hui peuvent entendre son message.
À un monde en proie à la violence, François offre le parti de la douceur évangélique, qui n’est pas de la faiblesse, mais la force de l’amour.
À un monde en proie à la division, il offre la possibilité de l’unité, en rendant les personnes capables de s’unifier et d’être en communion les unes avec les autres.
À un monde en proie à la guerre et aux conflits, il offre des chemins de paix, qui passent par la confiance mutuelle, le dialogue et la réconciliation.
A un monde à la recherche de sens, il offre une vision de l’homme et de l’univers remplie d’espérance.
Aux angoissés, il révèle le visage d’un Dieu de tendresse et les ressources cachées au fond de tout être humain.
Au cœur des hésitants, des frileux, il apporte ou rallume le feu de l’amour qui pousse à se mettre en marche et à agir.
À ceux dont l’oreille et le cœur sont déjà ouverts aux appels de Dieu, il redit qu’ils peuvent et doivent « aspirer à la vie parfaite ».
À ceux qui regardent l’Église, du dedans ou du dehors, d’un air sceptique, critique ou désabusé, il rappelle qu’elle est l’Épouse bien aimée du Christ et que le « Saint-Esprit réside aux communautés ».
À ceux qui doutent de l’homme, de sa dignité et de son destin, il ose dire que l’homme est la fleur de l’univers, qui a été fait pour être son séjour, « comme l’homme a été fait pour être le séjour de Dieu. [1]
S’il est un souhait à partager, c’est celui de François de Sales à Jeanne de Chantal le 20 janvier 1607 :
« Tenez votre cœur au large, et pourvu que l’amour de Dieu soit votre désir et sa gloire votre prétention, vivez toujours joyeuse et courageuse. »
[1] Variante du Traité de l’Amour de Dieu 11,8.